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7 avril 2020

Dans sa main

 Quelle heure était-il ? Je me revois, enfant, assise à même le sol, faisant semblant, je crois, d'être absorbée dans ma lecture des bandes dessinées d'Arthur et Zoé qui étaient alors publiées hebdomadairement dans Télé-Poche et dont je raffolais. Mon grand-père, toute l'année durant, en collectionnait précieusement les numéros, les entreposait avec soin sur des étagères poussiéreuses, dans le grenier de sa maison, lieu qu’il avait, au fil des années, aménagé en un vaste dortoir que mes cousins et moi, nous adorions et qui, en dehors des vacances scolaires qui nous réunissaient, ne recevait de visite que celle de ma grand-mère : en quête d’espace et de tranquillité, elle y avait installé son atelier de couture. Je me souviens de l’odeur du grenier et, sous les livres, des piles de vieux journaux, de prospectus, que mon grand-père entassait ainsi, en découpant parfois une page intéressante pour la glisser dans une autre collection, un classeur ou une boîte fourre-tout. Cette manie faisait hurler ma grand-mère... Mon père aussi, que j’ai toujours entendu lui reprocher de ne rien savoir jeter, de tout entreposer jusqu'à la folie, dans le sous-sol, dans le grenier, dans l'atelier, dans les placards de la cuisine, même… Sans doute mon grand-père pensait-il à nous, les enfants de ses trois fils, les cousins que les hasards de la vie avaient éparpillés sur le territoire français et qui, pour de longues semaines, allions nous retrouver là, dans la maison de Bretagne, réunis pour les grandes vacances. Nous étions toujours nombreux, dans la maison de Bretagne, et j’en raffolais. Je raffolais des parties de pêche à la crevette où, la plus jeune de tous, j’essayais d’imiter mes cousins ; des battues à travers la falaise où nous nous écorchions les mains sur les rochers ; de la promenade au vivier, le soir, où nous allions guetter les crabes ; des sandwiches beurre salé, chocolat noir, dont ma grand-mère faisait notre goûter et que nous mangions à la plage, des grains de sable crissant sous les dents ; des virées au port où, les pieds dans la glaise, mon père allait nettoyer la coque du vieil Ermite, son petit voilier ; de mes grands-parents, enfin, souvent affairés en cuisine, à la cave, ma grand-mère invariablement en pull marin bleu ciel et mon grand-père vêtu pour l’éternité d’un marcel blanc  tendu sur son énorme bedaine. Quel ravissement pour l’enfant que j’étais que les vacances en Bretagne ! Mais il me reste une question : que s’était-il passé ce soir-là ? Je sais qu’il n’y avait personne et que ma grand-mère s’était retirée dans sa chambre. Bien sûr, je me souviens du goût de mon grand-père pour sa précieuse solitude, celle qui allait lui rendre enfin l'espace du salon et le plaisir de regarder sa télé. Ce soir-là, comme à son habitude, il s’était installé dans son fauteuil, les pieds relevés posés sur un tabouret de cuisine recouvert d'un coussin, toutes lumières éteintes. Pour lui, c'était l’heure entre toutes : l’heure attendue, espérée, celle dont il faudrait savourer chaque seconde : c’était l’heure du Ciné-Club.

Mais où se tenaient les autres, ce soit-là ? Mes parents, mes oncles, mes cousins ? Je n’en ai aucune idée. Pourtant, je ressens encore le plaisir d’être là, moi, dans l’obscurité presque totale, comme une intruse que mon grand-père avait oubliée dès les premières mesures du générique, et ce plaisir est sans doute pour beaucoup dans le goût prononcé que j’ai encore aujourd’hui des films de ciné-club. Ce soir-là, néanmoins, je sais que je fais une bêtise et que n’ai pas le droit de regarder : alors pourquoi suis-je là ? Me suis-je faufilée hors du lit, sans que quiconque le sache ? Je suis assise par terre, juste derrière le fauteuil de mon grand-père, et je me force à ne pas regarder les images qui tressautent sur l'écran, en dégradé de noir et blanc délavé par le temps. Je me force à ne pas écouter la musique sinistre, les grincements inquiétants. Ce soir-là, je l'apprendrai le lendemain (et le titre, pour toujours, restera gravé en moi comme une alarme), mon grand-père regarde La main du Diable, de Maurice Tourneur, et je suis terrifiée. Pourtant, je ne bouge pas : terreur d’enfant, mêlée aux saveurs indicibles de l’interdit. Les années ont passé… Je n’ai pas bougé, ou si peu. C’est sûr, on ne change pas, c’est seulement la roue qui tourne, comme l’aurait dit mon autre grand-mère. Je veux à mon tour une maison coiffée d’un grenier haut ( Pardon, Colette de te citer toujours), conserver de vieilles revues pour mes enfants et mes futurs petits-enfants, et posséder un fauteuil afin de regarder à l’envi des films de ciné-club. Mais je dois reconnaître une chose : jamais, jamais, jamais, je n’ai revu La main du Diable.

 

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